Avant la pisciculture
- Éric Deboutrois

- il y a 4 jours
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Lorsque la pêche de subsistance prédominait, les captures nourrissaient la famille du pêcheur, quand celui-ci n’était pas au service d’un notable. Puis vers le Xe siècle, ce sont les débuts d’une pêche artisanale dans laquelle les poissons sont vendus à des consommateurs à proximité. Plus tard, les marchés locaux de poissons feront partie intégrante de ce que les historiens appellent la « Révolution commerciale du Moyen Âge ».

Les grands défrichements
Au Xe siècle, lors du « petit optimum climatique médiéval », la population a augmenté de façon notable. Pour se nourrir, les paysans vont améliorer leur équipement et les méthodes de culture des céréales, non sans impact sur l’environnement. Ainsi, les champs vont venir remplacer les forêts, les moulins à grains vont proliférer sur les rivières et l’essor des villes contribuer aux impacts sur les cours d’eau. Avec les grands défrichement, le ruissellement a augmenté. Les crues ont rendu la reproduction des poissons moins efficace et les mortalités plus nombreuses lorsque les petits cours d'eau s'asséchaient l'été.
L’essor du christianisme
D’une part les moulins à eau ont prospéré et avec eux la nécessité de créer des biefs et de canaux d’amenée, de réservoirs de stockage et des chaussées bloquant les migrations des poissons anadromes vers leurs zones de frai. D’autre part c’est aussi l’essor du christianisme et de ses règles imposant de ne pas manger de chair animale terrestre pendant un gros tiers de l’année (130 jours). De fait les chrétiens lui substituait du poisson. Aussi, avec une population qui augmente la demande de poisson grimpe aussi en flèche, alors que les milieux et la pêche en eau douce sont mis à rude épreuve.
XIIIe siècle, privatisation des droits de pêche
Avant 1200, les archives et les preuves archéologiques montrent une consommation prépondérante des espèces anadromes (saumons, esturgeons, truites, anguilles, lamproies) ainsi, que de brochets. Les organisations les plus élaborées (princes, ecclésiastiques) vivaient à côté de rivières ou de lacs assez grands pour soutenir une pêche toute l'année. Avec la prédation continue par un nombre croissant d'humains, le législateur du XIIIe siècle a été poussé à prendre des mesures pour éviter la « surpêche », d’où par exemple l’ordonnance royale de pêche émise par Philippe IV en 1289.
Développement du commerce
Les historiens du droit médiéval indiquent que la privatisation des droits de pêche, autrefois communs ou publics, est alors devenue une tendance générale, accompagnée du développement important du droit d'usufruit et du commerce. Les anciens serviteurs des seigneurs sont devenus des pêcheurs à plein temps et payaient des droits annuels. Les prix augmentaient, bien que les pouvoirs publics aient entrepris de réglementer les pêcheries pour des raisons de consommation et de conservation. Les lois fixaient des limites de taille minimale, interdisaient la pêche pendant la période de ponte et les méthodes jugées trop agressives pour les juvéniles.
Déclin de certaines espèces...
Entre le VIIIe et le XIIIe siècle, l’esturgeon est passé de 70 % à 10 % des poissons consommés dans 17 sites du sud de la Baltique (Benecke 1986). Au XIIIe siècle, en France et en Angleterre, l'esturgeon, devenu rare, était légalement réservé au roi (Fleta 1955). Quant au saumon, les registres de capture et de prix de plusieurs petites rivières côtières de Basse-Normandie indiquent une perte d'abondance entre 1100 et 1300. Chez les parisiens aisés et dans les monastères flamands prospères, la consommation d'esturgeons et de saumons autrefois appréciés a été réduite à néant vers 1500 (Desse & Desse-Berset 1992, Stemberg 1992, Ervynck & Van Neer 1992, Clason et al. 1979).

...au profit d’autres
En revanche, des preuves comparables montrent que d'autres poissons gagnent en importance alimentaire, notamment l'anguille et la carpe. Parmi les arêtes de poissons identifiées dans les dépôts du XIIe au XVIe siècle au château de Gaiselberg en Basse-Autriche, 60% des restes sont ceux de carpes et datent d’après 1400 (Spitzenberger 1983).
A cette époque, l'espèce domine également sur les tables de Paris et de La Charité-sur-Loire dans la Nièvre (Desse & Desse-Berset 1992, Sternberg 1992, Audoin-Rouzeau 1986). La façon de cuisiner la carpe figure dans le Mesnagier de Paris composé vers 1393 (p188 de l’édition de Jérôme Pichon de 1846). Les restes d'anguilles et de carpes communes montrent une augmentation des variétés de poissons plus lentiques et tolérantes, au détriment de celles qui nécessitent des eaux courantes ou estuariennes propres et fraîches, avec de préférence un substrat de gravier (voir Balon 1975, 1990). Or ce sont précisément ces habitats aquatiques qui ont été bouleversés par les développements agricoles, urbains et industriels médiévaux.

La pisciculture médiévale
Bien que les pêches côtières de certaines régions d'Europe occidentale aient commencé à s'étendre plus au large aux alentours de 1200, en l’absence de système de réfrigération le transport de poisson frais ne restait possible que dans un rayon de 150 kilomètres dans les terres. Les conserveries produisaient bien du hareng salé et la morue séchée, qu’elles expédiaient aux consommateurs plus loin à l'intérieur des terres, mais que les élites méprisaient. Tous ceux qui pouvaient se permettre de payer du poisson frais le faisaient…
Dans de vastes zones de l'Europe intérieure, l’approvisionnement en poissons marins frais étant impossible, ouvrait la voie à la pisciculture et notamment à celle des carpes pour leur tolérance au milieu, leur fécondité, leur croissance rapide et leur grande taille.
Pour répondre à la demande de poisson frais, les Européens médiévaux ont établi de nouveaux habitats d'eau douce, modifié le mélange des espèces de poissons pour créer de nouveaux écosystèmes, à la fois domestiques et sauvages. Si les constructions artificielles pour la rétention à long terme et l'élevage de poissons vivants sont clairement une réponse à l'insuffisance, il n’existe pas de preuves tangibles de pisciculture dans les domaines monastiques au début du Moyen Âge, là où les règles interdisant de manger de la viande signifiaient pourtant une plus grande consommation de poisson. Par exemple, les riches archives de Cluny, de son apogée de richesse et de prestige jusqu'au milieu du XIIe siècle, font référence à la capture et au stockage temporaire de poissons, mais ne donnent aucun signe de leur élevage dans des étangs.
La construction d’étangs XI-XIIIe siecles
Construire un étang - et pas seulement un vivier - c'est créer un nouvel habitat aquatique. La construction d'étangs a commencé au XIe siècle et s'est rapidement développée aux XIIe et XIIIe, là où les populations humaines et les économies étaient prospères (Bourgogne, Berry). De l'autre côté de la Manche, du Wiltshire au Yorkshire et de la fin du XIe siècle à la fin du XIIIe, des étangs à poissons ont été aménagés sur des domaines appartenant à des évêques, à de grands monastères et à la couronne anglaise.
Religieux ou laïcs ?
Il est important d’indiquer que la construction d’étangs n’était pas l’apanage des ecclésiastiques, les propriétaires terriens laïcs ont également construit, possédé et exploité des étangs piscicoles dans l'ouest de l’Europe des XIIe et XIIIe siècles. Vers 1160, alors que le comte de Sancerre inondait des terres près de Bourges pour se faire un étang, l'empereur Frédéric Barberousse ordonnait la construction d'un autre grand étang à Kaiserslautern (sud-ouest de l’Allemagne). En 1216 Simon de Joinville, sénéchal de Champagne et seigneur du domaine de la haute Meuse, a veillé à exempter son étang lorsqu'il a permis aux moines Cisterciens de Clairvaux de pêcher dans sa rivière. Cela n’est pas surprenant car les élites religieuses et laïques du Moyen-Age étaient partout interreliées et interdépendantes. Si les institutions ecclésiastiques tenaient plus de registres, elles n’étaient pas plus innovantes que leurs voisins laïcs (Berman 1986, Bouchard 1991, Benoit & Wabont 1991, Hoffmann 1994a).
Europe centrale
La construction active d'étangs piscicoles s'est étendue plus tard au centre-est de l'Europe. La maison Cistercienne fondée en 1133 à Waldassen dans la zone frontalière germano-tchèque de l'Egerland n'a fait son premier étang que vers 1220 (Muggenthaler 1924). Quelques étangs sont enregistrés en Bohême au XIe, mais les premières constructions datent du milieu du XIIIe avec un accroissement rapide un siècle plus tard. Quant à la construction d'étangs dans le sud de la Pologne, elle était en retard d'une génération environ par rapport à celle de Bohême (Szczygielski 1965, 1969, Hoffmann 1989).
La carpiculture
Au début du XIVe siècle, sinon avant, les meilleurs pisciculteurs du continent mettaient l'accent sur la carpe avec une « culture parallèle » de brochet. Certainement en activité au début du XVIe siècle, certaines régions deviennent réputées pour leur culture de la carpe, de la Sologne et du Berry en France jusqu'à Oświęcim Zator en Pologne. L’élevage de carpe s’est ainsi étendu dans beaucoup d’endroits où cela était nécessaire (absence de grandes pêcheries lacustres intérieures encore productives) et possible, grâce à des sols imperméables, à l’absence de reliefs abrupts. Depuis ces régions se sont développées différentes souches domestiques de carpes.

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